Les 10 ans de Gullywood aux Francos

L’album qui a sauvé Loud Lary Ajust

Il y a dix ans, Loud Lary Ajust contribuait, grâce à Gullywood, à l’avènement d’un nouveau rap québécois. À quelques jours du début des Francos, durant lesquelles il célébrera l’anniversaire de son magnum opus lors de deux spectacles, le trio raconte la création pleine d’insouciance de l’album qui a fait de ces musiciens des immortels.

« Gullywood m’a sauvé, j’étais en détresse », rappe Loud sur son plus récent album solo, une phrase qu’Ajust aurait aussi pu signer. « Il y a dix ans, j’avais pas grand-chose devant moi », raconte le compositeur et faiseur de rythmes dans le studio qu’occupe le trio dans un immeuble de la Plaza Saint-Hubert. « Je flottais. Je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie. »

En pause depuis septembre 2016, et sans plan de vrai retour sur disque, le groupe n’a pourtant jamais connu la moindre bisbille, contrairement aux théories abracadabrantes qui circulent parmi ses fans. « On se voit plus souvent qu’avant, on ne s’haït pas du tout », lance Ajust. « Eux, ils m’haïssent, par exemple », blague Lary en montrant ses deux camarades et en éclatant de son irrésistible rire de petite peste.

En 2012, le QG de LLA ne se trouvait pas encore dans La Petite-Patrie, mais au cœur de l’ancien quartier du Red Light, dans l’appartement qu’occupait Loud. Nous sommes au 1238, rue De Bullion, entre Sainte-Catherine et René-Lévesque, non loin des Candlewood Suites immortalisées par Lary Kidd dans un morceau inspiré d’une « beuverie dégénérée » avec des amis, entre les murs de la fameuse chambre 212.

En plus de ces robustes quantités d’alcool, Simon Cliche Trudeau, Laurent Fortier-Brassard et Alex Guay subsistent à l’époque en mangeant des pointes pas chères à la (défunte) Pizzeria Sipan rue Sainte-Catherine. Ils flânent régulièrement parmi la faune peu paisible du Peace Park et passent beaucoup de temps dans la chambre de Loud, durant des 7 à 5 (heures du matin), « à boire un coup, à se parler, à développer une idée, un concept, d’où venaient des chansons plus tard », dixit Lary. « Mais je ne me rappelle pas m’être déplacé en me disant : “Heille, on s’en va travailler aujourd’hui” », précise Ajust. L’insouciance règne.

Nihilisme chic

Le fruit juteusement corrompu de ces nuits de cogitation et d’agitation s’intitulera Gullywood. Déposée sur Bandcamp le 5 mai 2012, cette traversée anxiofestive d’un Montréal fantasmé, aussi inquiétant que féérique, contribuera à couler les fondations d’un rap québécois nouveau, chantier inauguré en juin 2010 par 4,99 $ d’Alaclair Ensemble, puis étoffé en novembre 2013 par Montréal $ud des Dead Obies.

Avec des énergies, des attitudes et des débits aux antipodes, Lary Kidd et Loudmouth y forment le duo parfait, digne d’un film de potes, le premier plastronnant sans cesse et jappant de sa voix nasillarde ses sentences nietzschéennes, pendant que le second décrit avec le flegme de l’absence de doute la gloire qui les attend assurément, pour la simple et seule raison qu’ils sont les meilleurs.

Quelque part entre des cimes d’arrogance, « high as fuck sur les designer drugs de l’ignorance », et des abîmes de désespérance, les deux rappeurs conjuguent les rêves de grandeur d’un Biggie, la paranoïa d’un Kanye West et les traductions littérales d’expressions anglaises d’un Roi Heenok. La plus célèbre de ces traductions demeurant le « Jeune homme » dont Lary poivre chaque intro, comme Jay-Z et d’autres avaient hurlé « Young ! » avant lui. « C’est le meilleur ad lib du game », pense Loud.

« Si j’overdose ce soir, au moins j’tais bien habillé » reste cependant la ligne la plus mémorable de Gullywood, tant elle encapsule le nihilisme chic qui teinte la vision du monde que partageaient les MC, d’un hédonisme éhonté.

« Je pense que l’obsession de la mort est ressortie dans notre musique, parce que ce sont des choses qui nous habitaient, mais “Si j’overdose ce soir, au moins j’tais bien habillé”, c’est plus du rock star shit. Ça vient de nous qui trippions à avoir des références plus larges. »

— Lary Kidd

Il est ainsi question sur Gullywood d’Axl Rose, de Kurt Cobain, de Jim Morrison, de James Hetfield de Metallica (Ajust a usé son CD de Ride the Lighting jusqu’à la trame) et de Xavier Caféïne, sur des musiques qui elles aussi empruntent au rock, plus précisément au AOR (adult-oriented rock) des années 1980. Ajust refuse cependant de révéler l’origine de ses échantillonnages les plus célèbres, de peur d’être poursuivi par ceux qui en détiennent les droits.

Au chapitre de leurs aspirations, Loudmouth et Lary Kidd rêvent en outre sur Gullywood de posséder de la James Hyndman money (voir la réaction de James Hyndman en encadré). Pourquoi avoir choisi le nom du populaire comédien de Rumeurs et non celui de quelqu’un de plus riche ?

« Parce qu’on voulait avoir juste assez d’argent pour vivre de notre art, avoir un triplex sur le Plateau, conduire une Audi ou une Volvo. On ne voulait pas du Bill Gates money. On était réalistes. On voulait juste réussir dans la culture québécoise, avec un petit extra. »

— Loud

Pas du rap de hipster

« Trop joli pour être hood. Pas assez cool pour [le] Métropolis. Pas assez hostile pour les Foufs. » Le trio l’avait prédit lui-même : LLA en aura confondu plusieurs, ne serait-ce qu’à cause des skinny jeans, des manteaux en cuir et de l'éclectisme de clins d'oeil de Lary à d'autres artistes. Dans une entrevue accordée en janvier 2013 à la collègue Émilie Côté, l’animal de cirque évoque à la fois le peintre russe Kandinsky (!) et l’auteur-compositeur Louis-Jean Cormier, l’album qu’il « écoute le plus ces temps-ci ». Titre de l’article : « Du rap de hipster ». Une étiquette à laquelle a répondu Loud en 2013 sur Ô mon Dieu en déclarant : « le rap de hipster peut suck mon dick ».

« C’est une trame narrative qui a été utile pour les médias de dire : “C’est du rap, mais ce n’est pas de vrais rappeurs” », observe-t-il aujourd’hui, sans amertume. « La vérité, c’est que nous, on est des puristes. Gullywood est un album profondément rap. Mais comme on ne s’est pas tout de suite mélangés à la scène rap québécoise, ça a ouvert la porte à dire que ce qu’on faisait, c’était un sous-genre. Peut-être qu’au début, ça nous plaisait d’être en marge, mais très vite, on s’est tannés. Dès le début, l’appellation “rap de hipster”, même si le titre ne se voulait pas une moquerie, pour nous, c’était insultant. » « Ça feelait comme si on faisait un truc temporaire », ajoute Ajust.

Les incrédules étaient aussi nombreux dans le milieu hip-hop. « Il y a beaucoup de monde qui pensait que ça allait être un feu de paille, poursuit Loud, que c’était une mode bizarre pour les ados du moment. Le rap québécois avait un plafond assez bas. » Il apparaissait effectivement invraisemblable à l’époque que le nom d’un rappeur québécois puisse figurer sur la marquise du Centre Bell, un exploit qu’il a accompli en 2019.

Si le monde du hip-hop s’est beaucoup transformé, le quartier dans lequel a été conçu et duquel s’inspire Gullywood s’est également métamorphosé au cours de la dernière décennie. Ajust et Loud brunchaient récemment dans une succursale de la chaîne Allô ! Mon Coco, à quelques pas de l’ancien logis de Loud, symbole parmi tant d’autres de l’embourgeoisement des alentours.

« Quand on a enregistré Gullywood, entre l’appart et le Club Soda, c’était juste des parkings et un champ », se souvient Loud, qui a grandi dans Ahuntsic, comme Lary. « Le centre-ville, c’est un lieu qui nous fascinait quand on était jeunes. Maintenant, ça a plus une vibe de banlieue. C’est juste des condos. »

« Hollywood aura eu le dessus sur Gullywood », conclut Ajust. Loud, lui, n’a qu’un souhait : « Tant qu’ils ne touchent pas à La Belle Province ! »

Le 9 juin au Club Soda et le 18 juin sur la scène Bell de la place des Festivals

Riche comme James Hyndman

Comment le célèbre acteur a-t-il réagi en entendant son nom ainsi employé par LLA ? Au bout du fil, James Hyndman rigole. « C’est partagé, explique-t-il. D’un côté, c’est comme un hommage ludique. Entre tous les noms qu’ils auraient pu piger, ils ont pris le mien. Merci. D’un autre côté, c’est une définition de ma personne dans laquelle je ne me reconnais pas vraiment. Je sais que les gars se jouent des codes de ce rap américain qui idolâtre un certain succès matériel, les nanas et les bagnoles. Mais le gars plein de cash, est-ce que c’est ça que je dégage ? » James Hyndman n’est donc pas si riche que ça ? « Je pense qu’en ce moment, Loud doit faire de meilleures affaires que moi », répond celui qui vient de faire paraître Faux départs, son troisième livre. « Avec le talent qu’il a, il doit faire plus que du James Hyndman money. Il doit faire du Loud money. Et justement, j’ai le plaisir de t’annoncer que mon prochain livre s’appellera Loud money. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.